LA PROCEDURE PENALE MILITAIRE

Juillet 2012 – Août 2013

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Le jour suivant l’hospitalisation de Nils, une enquête en complément de preuve est ouverte par la justice militaire et confiée à un Juge d’Instruction militaire.

Afin de nous représenter, nous mandatons Me Shahram DINI, avocat à Genève.

13/19.07.2012 :  Auditions à Bière, par la police militaire, du commandant de compagnie (capitaine) et de nombreuses recrues. Saisie de divers documents. Il en ressort que :

  • Le 3 juillet 2012, lors d’une course de 4800 mètres, Nils a dû s’arrêter à plusieurs reprises, respirant et transpirant abondamment ; au terme de l’exercice, il a vomi.
  • Lors d’une autre course, le 5 juillet 2012, il a eu une crampe à une jambe, de nouvelles difficultés à respirer ainsi que des sueurs.
  • Pendant la garde de nuit du 5 au 6 juillet 2012, lors des périodes de repos, il respirait fortement par la bouche, avec des ronflements et apnées marquantes durant son sommeil.
  • Dans la matinée du vendredi 6 juillet 2012, il a déposé une demande d’entretien avec un psychologue, étant à bout.
  • Le même jour, vers 23h30, un de ses camarades l’a entendu respirer très bruyamment et faire un bruit anormal, comme de l’apnée. Il a allumé la lumière et s’est rendu auprès de lui. Il a alors constaté qu’il ne respirait plus, qu’il avalait de l’air de manière totalement désordonnée, qu’il avait des sueurs froides et que son pouls n’était plus perceptible. Le médecin militaire, le 144 et la REGA ont été alertés et Nils emmené au CHUV.

Il faut noter qu’avant qu’elle ne débute, Nils ne nous avait jamais fait part de la moindre réticence à effectuer son école de recrues. Toutefois, lors de ses premiers jours de service militaire, il a envoyé plusieurs messages à mon épouse pour lui exprimer ses grandes difficultés physiques et psychiques à supporter les conditions de vie à la caserne. Ces messages ont été transmis par notre avocat au Juge d’Instruction militaire.

26.07.2012 : Courrier de Me DINI au Juge d’instruction militaire afin d’obtenir une copie complète du dossier médical militaire de Nils.

02.08.2012 :  Courrier de Me DINI à deux médecins des soins intensifs du CHUV afin d’obtenir une copie complète du dossier médical de Nils, ainsi que du rapport d’autopsie.

02.08.2012 :  Courriers de Me DINI au médecin traitant et au pédiatre de Nils afin d’obtenir une copie complète de ses dossiers médicaux.

09.10.2012 : Entretien à Lausanne, en présence de notre avocat, avec un médecin des soins intensifs du CHUV, le Conseil de santé, autorité compétente pour la levée du secret médical au sein du Service de la santé publique du Canton de Vaud, nous ayant autorisé une lecture accompagnée du dossier médical.

19.10.2012 :  Courrier de Me DINI au Juge d’Instruction militaire, suite à l’entretien précité et duquel en ressortent les éléments suivants :

  • A son admission au CHUV le 7 juillet 2012, Nils a subi un premier électrocardiogramme. Cet ECG a révélé l’existence d’un syndrome du QT long (LQTS), soupçonné d’être la cause probable des arrêts cardiaques survenus quelques heures plus tôt.

Le QT est l’intervalle qui correspond à la durée totale de l’activation ventriculaire, allant du début de l’onde Q jusqu’à la fin de l’onde T. Une prolongation ou un raccourcissement de cet intervalle peut suggérer un trouble électrolytique. Le QTc (c signifiant corrigé) est ajusté à la fréquence cardiaque. Un intervalle QT au-dessus de 440ms est considéré comme prolongé et appelé QT long, impliquant l’existence d’un syndrome du QT long (LQTS). Le LQTS est une anomalie du système électrique du cœur qui prédispose les personnes affectées à un rythme très rapide du cœur, qui peut mener à la perte soudaine de conscience et peut causer la mort d’origine cardiaque. Parmi les facteurs de déclanchement du LQTS, on note la natation, la course à pied, les sursauts (réveille-matin, klaxons, etc.) et les émotions (colère, situation de stress, etc.). La pratique du sport est généralement déconseillée.

  • Tous les examens toxicologiques effectués dès l’admission de Nils au CHUV ont donné des résultats négatifs. Il n’était donc sous l’effet d’aucun médicament ou substance toxique.
  • Le CHUV a contacté l’armée et a obtenu par fax l’ECG pratiqué lors du recrutement de Nils le 10 février 2011. Cet ECG révélait également l’existence d’un LQTS.
  • Le 9 juillet 2012, les ECG ont été soumis à un cardiologue réputé du CHUV, lequel a confirmé dans un rapport le diagnostic du syndrome LQTS. Afin d’en déterminer le type exact (il en existe plusieurs), il a recommandé une analyse génétique.
  • Le rapport médical établi le 13 juillet 2012 par le médecin des soins intensifs indique que la cause du décès est une encéphalopathie post-anoxique (soit une mort cérébrale due à la lésion et l’inflammation du cerveau suite aux arrêts cardiaques du 7 juillet 2012), le diagnostic principal étant arrêt cardio-respiratoire sur syndrome du QT long.

Me DINI relève qu’avec les réserves qui s’imposent jusqu’au rapport d’autopsie et expertise médicale, le décès de Nils semble être dû au syndrome du QT long. Il semble également que l’existence de cette affectation chez Nils apparaissait déjà sur l’ECG pratiqué en février 2011, lors du recrutement à Lausanne. Par conséquent, à la lecture de cet ECG, les médecins de l’armée auraient pu et dû constater l’existence d’un LQTS, en informer Nils et le déclarer inapte au service militaire.

Au vu de la négligence manifeste ayant conduit au décès de notre fils, nous déposons plainte, dans le cadre de ce courrier, pour homicide par négligence.

Outre l’ouverture d’une instruction pour homicide par négligence, notre Conseil demande que le dossier médical du CHUV ainsi que le dossier médical militaire soient versés à la procédure et qu’une expertise neutre, menée par un cardiologue non militaire, spécialisé en rythmologie, soit ordonnée.

De plus, il demande d’établir quel médecin a effectué l’ECG de Nils lors du recrutement, quel(s) autre (s) médecin (s) a (ont) examiné cet ECG, quel constat a été fait, quelles suites ont été données et qui a déclaré Nils apte au service militaire.

09.11.2012 : Appel téléphonique du Juge d’Instruction militaire à Me DINI. Il l’informe qu’il n’a pas encore reçu le rapport d’autopsie mais que celui-ci devrait lui être transmis dans un délai de 7 à 10 jours. A réception de ce rapport, il considère qu’il aura terminé son enquête en complément de preuve et soumettra sa décision au Procureur militaire, soit une proposition de classement, soit une proposition d’ouverture d’une instruction ordinaire (probablement pour homicide par négligence), cette deuxième hypothèse lui semblant la plus probable.

20.12.2012 : Transmission par notre Conseil au Juge d’Instruction militaire des dossiers médicaux de Nils reçus de son pédiatre et de son médecin traitant.

16.01.2013 :  Transmission par le Juge d’Instruction militaire à notre avocat du rapport d’autopsie daté du 23 novembre 2012.

24.01.2013 :  Courrier de notre avocat au Juge d’Instruction militaire. Il y fait mention du rapport d’autopsie confirmant la cause du décès telle que retenue par le CHUV et tendant à confirmer l’existence d’une négligence au stade de l’examen médical effectué lors du recrutement. Me DINI demande qu’il soit procédé aux actes d’instruction déjà requis au mois d’octobre 2012.

06.02.2013 :  Transmission du Juge d’Instruction militaire à notre avocat d’un rapport demandé au service médico-militaire au sujet du processus de réalisation et d’interprétation des ECG lors du recrutement.

07.02.2013 :  Courrier électronique du Juge d’Instruction à notre avocat qui indique connaître déjà l’identité des deux médecins ayant examiné l’ECG de Nils lors du recrutement.

19.03.2013 :  Courrier de Me DINI au Juge d’Instruction militaire.

Il indique que selon le rapport d’autopsie, l’ECG protocolé lors du recrutement de Nils mentionnait :

  • intervalle QTc : 470ms
  • diagnostic du médecin : « dans les limites de la norme »
  • « ECG d/m Dr  … : ok, laisser passer ».

Or, selon les « Recommandations pour l’interprétation des ECG » du Service médico-militaire, dans son édition du 1er mars 2011, l’intervalle QTc mesuré à 470ms était supérieur :

  • de 70ms à la limite supérieure de la fourchette d’un intervalle QTc normal,
  • de 20ms à la limite du cas pathologique.

Malgré cela, il semble qu’en violation de ces mêmes recommandations, Nils

  • n’a pas fait l’objet d’une consultation spécialisée
  • n’a pas été déclaré apte au service après certification par un spécialiste
  • n’a pas été informé de la pathologie dont il était affecté.

Me DINI demande par ailleurs des précisions sur l’identité exacte du médecin dont le nom n’apparaît que partiellement sur le document du recrutement, s’il s’agit bien du médecin-chef du centre de recrutement de Lausanne et dans l’affirmative, s’il est au bénéfice d’une spécialisation en cardiologie/rythmologie.

Notre avocat précise que nous persistons dans les termes de notre plainte pénale du 19 octobre 2012, sollicitons toujours l’ouverture d’une information pour homicide par négligence et demandons que l’enquête avance, compte tenu du temps déjà écoulé depuis le décès de notre fils, survenu huit mois plus tôt.

10.04.2013 :  Requête du Juge d’Instruction militaire auprès d’un médecin du service médico-militaire d’un complément au rapport du 30 janvier 2013, concernant la pratique en matière d’ECG et la façon dont l’ECG de Nils avait été traité lors de son recrutement.

15.05.2013 :  Transmission par le Juge d’Instruction à notre avocat du rapport complémentaire demandé le 10 avril 2013. Me DINI demande une traduction en français de ce document, ce qui ne sera jamais fait.

27.05.2013 :  Courrier du Juge d’Instruction militaire à notre avocat qui indique qu’il attend des informations d’un cardiologue indépendant de l’armée au sujet de l’analyse de l’ECG de Nils et de la question de savoir si les médecins du recrutement auraient pu ou dû détecter quelque chose et en informer notre fils. Il propose de nous recontacter à ce sujet pour décider s’il entend procéder à l’audition des deux médecins recruteurs.

18.07.2013 :  Courrier du Juge d’Instruction militaire à notre avocat, après avoir été sollicité par ce dernier afin d’activer l’enquête. Il y fait part de son intention de clôturer l’enquête, avec une proposition de classement.

Il relève que les deux médecins recruteurs sont des employés du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) et qu’ils ne sont, dès lors, pas soumis à la juridiction militaire. Ils ne l’étaient pas non plus lors du recrutement de Nils en février 2011.

Il ajoute qu’une éventuelle plainte contre les praticiens devrait être déposée auprès des autorités de poursuites civiles, soit le Ministère public du canton de Vaud, compétent pour le centre de recrutement de Lausanne.

20.08.2013 :  Entretien informel avec le Juge d’Instruction militaire, à notre demande, à l’Etude et en présence de notre avocat. A cette occasion, il confirme sa volonté de clôturer l’enquête, la justice militaire n’étant pas compétente. Il déclare qu’à sa connaissance, lors du recrutement, l’électrocardiographe était mal paramétré, que les médecins recruteurs n’y sont pour rien et que le décès de notre fils n’est dû qu’à la seule fatalité.

26.08.2013 :  Rapport de clôture du Juge d’Instruction militaire adressé au Procureur militaire. En substance, son enquête lui a permis de retenir les éléments suivants :

  • L’ECG réalisé sur Nils en février 2011 n’a pas été contesté par la machine (électrocardiographe), la valeur de 470ms était en effet jugée acceptable selon les standards appliqués lors du recrutement (valeur limite de 500ms). Les nouvelles recommandations pour l’interprétation des ECG ne sont entrées en vigueur de manière provisoire que le 1er mars 2011 (la limite maximale pour un LQTS étant alors fixée à 450ms.)
  • Cet ECG a malgré tout fait l’objet d’un examen particulier en raison de variations constatées par le médecin (que nous appellerons ci-après le Dr. Y.dans le segment ST. Cet ECG a ensuite été examiné par son supérieur, (que nous appellerons ci-après le Dr. X.), qui a considéré, à la lumière de l’anamnèse de Nils, qu’il était dans les limites de la norme.
  • L’analyse du Dr. X (variations dans les limites de la norme) a d’ailleurs été confirmée ultérieurement par le médecin du service médico-militaire ayant établi les rapports susmentionnés, ainsi que par deux cardiologues externes, respectivement de Thoune et Berne.

A ce stade, il sied de relever que les deux cardiologues en question ont participé, avec le service médico-militaire, à l’élaboration des « Recommandations pour l’interprétation des ECG » du 1er mars 2011. Chacun pourra donc apprécier la notion d’indépendance de leurs analyses.                       

  • Selon un de ces deux cardiologues, l’ECG présentait effectivement des variations, mais celles-ci n’avaient aucun rapport avec la problématique du syndrome LQTS, seul en cause dans le décès de Nils.
  • Selon le médecin du service médico-militaire, les nouvelles directives (entrées en vigueur 3 semaines après le recrutement de Nils) n’étaient pas accessibles à ses deux confrères lors du recrutement.
  • Selon la confirmation écrite du 13 août 2013 du service juridique de l’Office de l’auditeur en chef, il apparaît que les deux médecins recruteurs sont des employés civils du DDPS et qu’ils ne sont, à ce titre, pas soumis à la juridiction militaire. Ils ne l’étaient pas non plus le jour du recrutement le 10 février 2011, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un acte intéressant la défense nationale et qu’ils ne portaient pas l’uniforme ce jour-là.

Sur la base de ces éléments, le Juge d’Instruction militaire déclare que les deux médecins ont agi dans les limites des règles applicables lors du recrutement de Nils. Cela étant, la question d’une éventuelle négligence de leur part dans l’analyse de l’ECG et de l’éventuel lien de causalité adéquate avec le décès de Nils peut être laissée ouverte dans le cadre de la présente enquête en complément de preuves, dans la mesure où ils ne sont pas soumis à la justice militaire. Le cas échéant, cette question devra être examinée par la justice civile.

En finalité, le Juge d’Instruction militaire propose au Procureur militaire de ne donner aucune suite à l’affaire.

Cette décision sera validée peu après.